mardi 16 avril 2024

L’incitation au travail, l’autre lubie de l’économie dominante

lundi 6 septembre 2021

Côté employeur, et à force de répétition, la question du « coût du travail » est désormais bien connue. Elle permet de justifier les baisses de cotisations sociales.

Côté salarié, la rhétorique de « l’incitation au travail » est un peu moins connue. Une récente publication de l’Insee mérite qu’on s’y attarde.

Ce que dit la théorie dominante

Sur la question de l’emploi, la théorie dominante en économie varie autour de deux thèmes :

• Du côté de la demande de travail (celle des entreprises, qui « demandent » de la force de travail), les choses sont bien connues : il suffirait de réduire les salaires et/ou les cotisations sociales pour stimuler les embauches. En théorie, l’employeur embauche tant que le salaire est inférieur à la productivité marginale ; en termes courants, tant que le salarié « coûte » moins que ce qu’il « rapporte ». On comprend l’importance accordée au fameux « coût du travail ».

• Du côté de l’offre de travail (celle des travailleur.euse.s qui « offrent » leur force de travail), les travaux s’intéressent au « gain au travail ». Les hypothèses pour ce dernier point peuvent être formulées ainsi : les travailleur.euse.s arbitrent entre loisir et travail selon un ensemble d’incitations (comme le niveau des prestations sociales, mais également des primes au retour à l’emploi, etc.).

On peut également ajouter dans cette idée… le niveau des cotisations et de la fiscalité ! C’est l’objet de l’étude de l’Insee.

Ce que dit l’étude

Concrètement, l’étude analyse la répartition entre cotisations et fiscalité d’un côté et revenu disponible de l’autre (pour grossir le trait : ce qui revient dans la poche individuelle du salarié, et ce qui revient dans l’escarcelle collective).

Avec des techniques sophistiquées, les auteurs calculent des taux de prélèvements pour mesurer « l’incitation au travail ». Autrement, on regarde pour chaque euro supplémentaire la part individuelle et la part collective du salaire. L’idée est en réalité assez simple : si les taux sont élevés, l’incitation au travail est faible et inversement si les taux sont faibles. Ce genre de calculs peuvent être utiles pour des situations bien particulières (effets de seuil, identification de « trappes » éventuelles, etc.). Mais on comprend immédiatement les présupposés idéologiques des auteurs à la lecture de cette phrase : « Un TMEP (taux marginal effectifs de prélèvement) élevé peut conduire les individus à réduire leur temps de travail ou à limiter leurs efforts pour obtenir une promotion ou développer une activité libérale ou entrepreneuriale (même si l’offre de travail ne dépend pas seulement des incitations monétaires) ».

Des hypothèses très contestables

Traduisons en français courant la phrase précédente. Selon les auteurs, le niveau des prélèvements obligatoires serait un élément central des arbitrages économiques des travailleurs. Prenons les deux premières hypothèses :

• En ce qui concerne le temps de travail, on mesure la grande déconnexion des économistes dominants avec la réalité sociale. Qui peut sérieusement imaginer que les individus choisiraient de réduire leur temps de travail du fait de taux de prélèvements ? Il suffit d’imaginer un salarié lambda négocier régulièrement son temps de travail en fonction du coin socio-fiscal. Cela n’a aucun sens.

• Sur l’argument de la promotion, on ne peut là encore qu’apprécier le talent des économistes pour l’imagination. Le taux de prélèvement agirait ainsi sur l’effort des salariés, qui préfèreraient renoncer à une promotion plutôt que de payer des cotisations sociales supplémentaires.

Enfin, on a du mal à comprendre par quel mécanisme les cotisations sociales employeurs qui sont intégrées dans les calculs des auteurs peuvent bien avoir un quelconque impact sur les incitations des salarié.e.s. On comprend dès lors assez mal l’intérêt de rapporter le taux marginal de cotisations au « coût du travail ».

Une ode à demi-mots aux mesures gouvernementales

Le taux effectif moyen est passé à 58% en 2014 à 56,5% en 2019 pour les personnes en emploi. Là encore, il est difficile de croire qu’une modification si marginale puisse avoir une quelconque influence sur les incitations à travailler.

La baisse est plus marquée pour les plus faibles revenus, où on retrouve l’effet de la prime d’activité. Les auteurs reconnaissent que cette mesure s’inscrit dans la continuité des réformes précédentes (prime pour l’emploi, RSA activité, etc.) qui visaient toutes à augmenter les « incitations monétaires au travail ». Le moins que l’on puisse dire est que le bilan de ces mesures n’est pas flamboyant.

Retour à l’emploi : une baisse du taux… et c’est tout

On apprend également pour les personnes au chômage que le taux de prélèvement marginal a diminué, passant de 50 à 44%. Là encore, les auteurs voient un effet de la prime d’activité. Autrement dit, l’incitation à travailler est plus élevée. Ce qui en définitive… ne nous dit absolument rien qui permette de conclure à l’efficacité des mesures gouvernementales sur l’emploi.

Le patronat, grand absent du débat

Même en suivant la logique de l’étude, les résultats sont peu surprenants.

A mesure que les revenus salariaux augmentent, les prestations sociales diminuent et les cotisations augmentent. C’est la logique même de notre système de Sécurité sociale. Mais il manque un acteur clé dans ce raisonnement : l’employeur ! Délesté de toute responsabilité, le niveau du salaire apparait comme donné. Ce qui conduit logiquement à jouer sur d’autres leviers pour « inciter au travail » : le niveau de cotisations et de fiscalité, ou le niveau des prestations. Or une belle manière « d’inciter au travail » serait d’augmenter les salaires.

Est-il légitime que la collectivité prenne à sa charge et à la place de l’employeur une part toujours plus importante de la rémunération des salariés (via la très coûteuse prime d’activité par exemple) ?

L’art de mal poser le problème de l’emploi

Il ne fait aucun doute que l’emploi est un enjeu majeur. Il est dès lors dramatique de le réduire à une simple question « d’incitations ».

Consciemment ou non, les auteurs offrent des outils pour faire peser la responsabilité du chômage sur les salariés, et rendent technique un problème qui est politique.

Ainsi, un subtil mélange de primes et de baisses de cotisations permettrait de régler le problème du chômage, ramené à un problème d’incitations.

Mais alors, dans quels emplois vat-on « insérer » toutes ces personnes nouvellement « incitées à travailler » ? Le gouvernement aurait-il trouvé des « emplois magiques » ? Car le constat en la matière est assez implacable : il y a seize demandeurs d’emploi par offre d’emploi. En remplissant les emplois non-pourvus, on ne règle qu’une infime partie du problème du chômage puisque 94% des privé.e.s d’emplois seraient toujours au chômage. Le problème de l’emploi n’est pas un problème « d’incitation », c’est un problème de stock d’emplois disponibles, et plus largement, de l’incapacité de notre système économique de les créer.

Le trou noir socio-fiscal

Enfin, la rhétorique de « l’incitation » fait de la cotisation et de la fiscalité des « charges », de la même manière que l’on parle de « charges sociales » pour les employeurs.

Le premier problème est le mélange de choses aussi différentes que des cotisations, des contributions fiscales dans un même ensemble. On a ainsi l’impression qu’une partie de notre travail nous revient sous forme de revenu net, et que le reste disparait dans une sorte de trou noir, que les auteurs nomment le « système socio-fiscal ». C’est perdre de vue deux choses :

• que la part collective du salaire, c’est toujours du salaire ! C’est la part de la rétribution du travail qu’on l’on a collectivement décidé de mettre dans des caisses communes.

• que le « système socio-fiscal » finance les prestations collectives et la redistribution, l’amputer c’est également s’amputer soi-même.

Poser les bonnes questions

À partir du moment où l’hypothèse de départ est problématique (le problème de l’emploi est un problème d’incitation), la question est nécessairement de peu d’intérêt (comment augmenter l’incitation au travail ?) on ne peut espérer apporter des réponses utiles.

Les bonnes questions sont nombreuses, mais on peut en sélectionner quelques unes :

• Pourquoi le chômage est-il si massif et si durable ?

• Pourquoi l’employeur est-il déresponsabilisé dans ce qui est pourtant sa raison d’être théorique : payer les salaires ?

• Pourquoi continuons-nous la course à la baisse des cotisations et de la fiscalité alors qu’elles sont sans effets sur l’emploi ?

Dans tous les cas, l’enjeu n’est pas l’opposition entre cotisations et salaire net, il est entre le travail et le capital.

Il est clair que la rhétorique de « l’incitation au travail » n’est que le pendant du côté des salarié.e.s de celle du « coût du travail » pour les employeurs. Les deux se rejoignent pour demander à la collectivité de payer ce qui devrait être du salaire (prime d’activité) et pour demander de moins contribuer au financement de la collectivité (cotisations et fiscalité). Toute tentative de ramener nos problèmes économiques à des affaires de comportements individuels est peine perdue.

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Lettre Eco n°49














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